Chapitre 10

SOUS LA LUNE DU DÉMON (II)

 

1

 

 

La prise de Coraline sur le bras de Susan était ferme sans être douloureuse. Si la façon qu’elle avait de pousser en avant Susan dans le couloir du rez-de-chaussée n’avait rien de particulièrement brutal, elle trahissait une inflexibilité des plus décourageantes. Susan n’émit aucune protestation ; cela aurait été en pure perte. Derrière les deux femmes marchaient deux vaqueros (armés de couteaux et de bolas, car toutes les armes à feu étaient parties avec Jonas dans l’Ouest). Suivant les vaqueros d’un pas dolent comme un spectre maussade auquel manquerait l’énergie psychique nécessaire pour se matérialiser, venait Laslo, frère aîné de feu le Chancelier. Reynolds, dont l’inquiétude grandissante avait émoussé toute envie de viol en fin de parcours, était soit demeuré à l’étage soit sorti en ville.

— Je vais vous enfermer dans la resserre froide en attendant que je sache un peu mieux quoi faire de vous, ma chère, dit Coraline. Vous y serez tout à fait en sécurité et… au chaud. Vous avez bien de la chance de porter un poncho. Puis… quand Jonas reviendra…

— Vous ne reverrez jamais sai Jonas, fit Susan. Jamais il ne…

Une douleur nouvelle lui sauta au visage, qu’elle avait sensible. Un instant, Susan eut l’impression que le monde entier avait explosé. Elle chancela en arrière, contre le mur de pierre taillée du couloir d’en bas ; sa vue d’abord brouillée retrouva lentement sa clarté de vision. Elle sentait du sang couler le long de sa joue, celui de la blessure qu’y avait ouverte la pierre de la bague de Coraline quand elle l’avait giflée d’un revers de main, à toute volée. Et celui de son nez. Ce foutu appendice s’était remis à saigner, lui aussi.

Coraline la dévisageait d’un air glacial, très « j’accomplis ma tâche, un point c’est tout » ; néanmoins, Susan crut déceler dans son regard quelque chose d’un peu différent. De la peur, peut-être bien.

— Je vous interdis de me parler d’Eldred, mamzelle. On l’a envoyé rattraper et capturer les garçons qui ont tué mon frère. Et que vous avez fait évader.

— Pas à moi, ça suffit comme ça.

Susan s’essuya le nez, fit une grimace en voyant une mare de sang dans sa paume, qu’elle frotta contre la jambe de son pantalon.

— Je sais qui a tué Hart, aussi bien que vous. Alors arrêtez de me chercher et moi, je cesserai de vous trouver.

En voyant Coraline lever la main, prête à frapper, elle eut un petit rire ironique.

— Allez-y. Ouvrez-moi l’autre joue si ça vous chante. Ça ne changera rien au fait que vous dormirez cette nuit sans homme pour chauffer l’autre côté de votre couche, hein ?

Au lieu de gifler Susan, Coraline plaqua de nouveau violemment sa main sur le bras de la fille ; mais avec, cette fois, assez de poigne pour lui faire mal. Mais Susan le sentit à peine. Des spécialistes l’avaient déjà – et autrement – malmenée ce jour-là et elle aurait volontiers souffert davantage, si cela avait pu hâter le moment où Roland et elle seraient à nouveau réunis.

Coraline la traîna sur toute la longueur du couloir, lui fit traverser la cuisine – la grande pièce qui, tout autre Jour de la Moisson, aurait baigné dans la rumeur et la vapeur, était aujourd’hui étrangement déserte – jusqu’à la porte bardée de fer à l’autre extrémité. Coraline l’ouvrit. Une odeur de pomme de terre, de courge et d’âprerave s’en échappa.

— Entrez là-dedans. Et vite, avant que l’envie me prenne de botter votre mignon petit cul.

Susan la regarda bien en face, le sourire aux lèvres.

— Je vous maudirais bien en vous traitant de putain d’un assassin, sai Thorin, mais vous vous en êtes déjà chargée toute seule. Et vous le savez – on le lit sur votre figure. Aussi me contenterai-je de vous faire ma révérence…

Sans cesser de sourire, elle joignit le geste à la parole.

— … et de vous souhaiter une très bonne journée.

— Entrez là-dedans et fermez votre clapet, effrontée ! s’écria Coraline, poussant Susan dans la resserre froide. Elle claqua la porte, tira le verrou et fusilla du regard les vaqueros, qui se tenaient prudemment à distance.

— Gardez-la bien, muchachos. Et ouvrez l’œil et le bon.

Se faufilant entre eux sans écouter leurs belles promesses, elle regagna à l’étage la suite de feu son frère pour y attendre Jonas ou à tout le moins un message de lui. La garce à face de lait remisée en bas entre les carottes et les pommes de terre ne savait rien, mais ses paroles, Vous ne reverrez jamais sai Jonas, Coraline ne pouvait plus se les sortir de la tête où elles résonnaient à présent à tous les échos.

 

 

2

 

Les douze coups de midi sonnèrent au clocher trapu qui coiffait la Salle Municipale. Et si le silence inaccoutumé qui planait sur le reste d’Hambry paraissait déjà bien étrange, quand le matin du Jour de la Moisson devint l’après-midi, le silence qui régnait au Repos des Voyageurs, lui, avait de quoi inquiéter carrément. Plus de deux cents habitués se pressaient sous le regard fixe du Gai Luron, éclusant sec comme un seul homme ; cependant, il n’y avait quasiment aucun bruit, hormis celui des pieds raclant le sol et le heurt impatient des verres sur le bar, réclamant une nouvelle tournée.

Sheb avait attaqué timidement un air au piano – « Big Bottle Boogie », que tout le monde aimait bien –, mais un cow-boy, dont la joue s’ornait d’une tache de muté, lui avait enfilé la pointe d’un couteau dans le creux de l’oreille, lui disant d’arrêter son tintouin s’il voulait conserver ce qui lui tenait lieu de cervelle du côté tribord de son tympan. Sheb, qui aurait bien aimé jouir de l’air qu’on respire encore un bon millier d’années si les dieux l’avaient permis, avait abandonné illico son tabouret et gagné le bar pour prêter main-forte à Stanley et à Pettie le Trottin pour servir la bibine.

L’humeur des buveurs était mélangée et morose. Privés de la Fête de la Moisson, ils ne savaient plus trop quoi faire au juste. Il y aurait toujours un feu de joie et un plein contingent de pantins de chiffon à brûler, mais pas question de baisers de la Moisson aujourd’hui ni de bal, ce soir ; pas de devinettes, pas de courses, pas de combats de cochons, pas de blagues… pas de franche partie de rigolade, oui, noms des dieux ! Pas d’adieu chaleureux à la fin de l’année ! Pour toute liesse, il y avait eu des meurtres au cœur de la nuit et l’évasion des coupables et maintenant, ne restait plus que l’espoir – et non la certitude – de leur châtiment. Tous ceux-là, abrutis par la boisson et leurs ruminations, étaient potentiellement dangereux, telles des nuées d’orage porteuses de foudre : ils n’attendaient que celui ou celle qui leur dirait quoi faire.

Et bien sûr, quelqu’un à balancer dans le brasier, comme au bon vieux temps d’Arthur l’Aîné.

Ce fut à ce stade-là, peu après que le dernier coup de midi se fut évanoui dans l’air froid, que les portes battantes livrèrent passage à deux femmes. Ils étaient nombreux à connaître la mégère qui marchait devant et plusieurs se signèrent les yeux avec les pouces pour se garantir du mauvais œil. Un murmure parcourut la pièce. C’était la vieille du Cöos, la sorcière, et bien que son visage fût criblé d’ulcères et ses yeux enfoncés si profond dans les orbites qu’on les apercevait à peine, elle dégageait une étrange vitalité. Ses lèvres étaient rouges comme si elle avait croqué des apalachines.

La femme qui la suivait se déplaçait lentement, d’un air guindé, une main crispée sur la poitrine. Son visage était aussi blanc que la bouche de la sorcière était rouge.

Rhéa, sans leur jeter le moindre coup d’œil, passa devant les tables de Surveille-Moi, d’où les pistards qui y étaient installés la regardèrent, bouche bée, gagner le milieu de la pièce. Ce ne fut qu’une fois à mi-bar, exactement sous l’œil furibond du Gai Luron, qu’elle daigna se retourner pour mieux dévisager les meneurs de chevaux et les gens de la ville, devenus muets.

— Vous me connaissez tous ou presque ! s’écria-t-elle d’une voix éraillée aux accents presque stridents. Que ceux d’entre vous qui n’ont jamais eu besoin d’un philtre d’amour ni de remettre du plomb dans la tige de leur mousquet ni ne se sont jamais lassés de la langue de vipère de leur belle-mère sachent que je suis Rhéa, la sage-femme du Cöos. Quant à cette dame à mes côtés, c’est la tante de la fille qui a libéré les trois meurtriers hier au soir… c’est la même qui a assassiné votre Shérif et un bon jeune homme – marié qu’il était avec un enfant en route. Sans défense, il a levé ses mains nues vers elle, en la suppliant de lui laisser la vie sauve au nom de sa femme et de son futur bébé, et pourtant, elle lui a tiré dessus ! C’est une cruelle, si fait ! Une cruelle et une sans-cœur !

Un murmure parcourut l’assemblée, mais cessa à peine Rhéa leva-t-elle ses vieilles mains crochues. Sans les baisser, elle effectua un tour complet sur elle-même pour bien les avoir tous dans son champ de vision. Elle avait tout du champion de boxe le plus vieux et le plus laid du monde.

— Des étrangers sont venus et vous les avez accueillis parmi vous ! s’écria-t-elle de sa voix croassante. Accueillis et nourris de pain, et en retour, ils ne vous ont abreuvés que de malheurs et de chagrins ! Ils ont causé la mort d’êtres chers dont vous dépendiez, gâché la Fête de la Moisson et attiré sur vous les dieux savent quelles malédictions pour la fin de año !

Les murmures s’amplifièrent. Rhéa avait réveillé leur peur la plus enfouie : que les maux de cette année s’étendent au point de contaminer le nouveau bétail de bon aloi qui, lentement mais sûrement, faisait sa réapparition le long de l’Arc Extérieur.

— Mais ils sont partis pour ne plus revenir, apparemment ! continua Rhéa. C’est peut-être aussi bien… pourquoi leur sang impur devrait-il souiller notre sol ? Mais il y a cette autre… cette autre qui a grandi parmi nous… une jeune femme qui a trahi sa ville et les siens, en vrai mouton noir de son troupeau.

Pour prononcer cette dernière phrase, elle avait baissé le ton et sa voix n’était plus qu’un chuchotis rauque ; ses auditeurs tendirent l’oreille pour la saisir, ouvrant de grands yeux, la mine allongée. C’est alors que Rhéa s’effaça devant la femme hâve et pâle en robe noire qu’elle poussa au premier plan comme une poupée de chiffon ou la marionnette d’un ventriloque. Elle lui murmura quelque chose au creux de l’oreille… mais d’une façon ou d’une autre, ce chuchotement se propagea : tous l’entendirent.

— Allez, ma chère. Répétez-leur donc ce que vous m’avez dit.

D’une voix atone mais qui n’en portait pas moins, Cordélia se mit à parler :

— Elle m’a dit qu’elle ne voulait plus être la gueuse du Maire. Qu’il n’était point assez bon pour elle, m’a-t-elle dit. Et puis elle a séduit Will Dearborn. Pour prix de son corps, elle exigeait la position enviable d’être son épouse à Gilead… et le meurtre de Hart Thorin. Dearborn a payé son prix. La désirant comme il la désirait, il l’a payé volontiers. Ses amis lui ont prêté la main ; eux aussi ont peut-être joui d’elle, à ce que j’en sais. Le Chancelier Rimer a dû se mettre en travers de leur route. Ou bien peut-être que de le voir simplement leur a donné l’idée de lui régler son compte à lui aussi.

— Salopards ! s’écria Pettie. Petits goujats fouinards !

— Dites-leur maint’nant ce qu’y faut faire pour clarifier la nouvelle saison avant qu’elle soille gâtée, ma chérie, poursuivit Rhéa en roucoulant.

Cordélia Delgado releva la tête et dévisagea les hommes qui l’entouraient. Elle reprit son souffle, ses poumons de vieille fille inhalant profondément les odeurs aigres de graf, bière et whiskey confondues.

— Il faut s’emparer d’elle. Vous devez vous emparer d’elle. Je vous le dis avec tristesse et du fond du cœur, si fait.

Le silence. Et leurs yeux, à tous.

— Et lui peindre les mains.

Le regard vitreux, la chose sur le mur, comme un juge empaillé, parut rendre sa sentence au-dessus de l’assistance en attente.

— Charyou tri, murmura Cordélia.

Ils consentirent sans un cri, mais dans un soupir semblable à celui du vent d’automne entre les branches des arbres dénudés.

 

 

3

 

Sheemie courut littéralement aux trousses du méchant Chasseur du Cercueil et de Susan-sai jusqu’à l’extrême limite de ses forces – ses poumons étaient en feu et son point de côté s’était transformé en crampe en bonne et due forme. Il piqua du nez dans l’herbe de l’Aplomb, sa main gauche agrippée à son aisselle, grimaçant de souffrance.

Il resta allongé ainsi quelque temps, le visage enfoui dans l’herbe odorante, sachant parfaitement que ceux qu’il poursuivait prenaient de plus en plus d’avance, mais aussi que se relever et recommencer à courir ne servirait à rien tant que son point de côté n’aurait pas disparu pour de bon. S’il tentait de hâter le processus, le point de côté reviendrait le mettre à bas. Aussi resta-t-il comme il était, levant la tête pour observer les traces laissées par Susan-sai et le méchant Chasseur du Cercueil. Il se préparait à retenter l’aventure quand Caprichoso le mordit. Rien à voir avec un gentil mordillement, ma foi, mais un bon coup de dents. Capi, qui venait de connaître vingt-quatre heures éprouvantes, avait très moyennement apprécié de voir l’auteur de toutes ses misères se vautrer dans l’herbe pour y piquer un roupillon, selon toute apparence.

— OOOUCHHH ! Maudit sois-tu ! s’écria Sheemie qui pour le coup bondit sur ses pieds.

Rien de tel comme remède miracle que de se faire mordre le cul, un homme plus porté à philosopher se serait-il fait la réflexion ; ça faisait s’envoler en fumée tous vos autres soucis et chagrins, même les plus lourds à porter.

Sheemie tournicota, en se frottant le fondement.

— Pourquoi t’as fait ça, vieux sournois de vilain Capi ?

De grosses larmes de douleur humectaient ses yeux.

— Ça m’a fait un mal de… un mal de gros fils de pute !

Là-dessus, Caprichoso, allongeant le cou au maximum, découvrit ses dents en ce rictus satanique que seuls mulets et dromadaires savent déployer et se mit à braire. Aux oreilles de Sheemie, ce braiment avait tout d’un éclat de rire.

La longe du mulet traînait toujours par terre entre ses petits sabots pointus. Sheemie tendit la main pour s’en saisir, mais quand Capi baissa la tête pour lui infliger une nouvelle morsure, le simplet lui flanqua en biais une tape bien appliquée sur sa tête étroite. Capi renifla fortement et cligna des yeux.

— Tu l’as point volée, mon vieux. Vilain Capi, va ! fit Sheemie. Va falloir que je chie accroupi pendant une semaine, si fait. J’pourrai point poser mon joufflu sur le siège.

Il doubla la longe autour de son poing et grimpa sur le dos de l’animal. Capi ne chercha pas à le désarçonner, mais Sheemie grimaça en posant son séant blessé sur l’échine du mulet. Il avait cependant de la chance, songeait-il en piquant les flancs de l’animal pour le mettre en branle. Son cul lui faisait mal, mais du moins il n’aurait plus à marcher… ni à tenter de courir avec un point de côté.

— Avance, idiot ! dit-il. Presse-toi ! Va aussi vite que tu peux, vieux fils de pute !

Au cours de l’heure qui suivit, Sheemie traita Capi de « vieux fils de pute » plus souvent qu’à son tour – il venait de découvrir, comme beaucoup d’autres avant lui, qu’il n’y a que le premier juron qui coûte et rien de comparable pour se soulager le cœur.

 

 

4

 

Les traces laissées par Susan coupaient l’Aplomb en diagonale en direction de la côte et de la vieille bâtisse en adobe qui s’y élevait. Quand Sheemie atteignit Front de Mer, il mit pied à terre à l’extérieur de l’arche et resta un instant à court, quant à la marche à suivre. Qu’ils soient venus ici, il n’en doutait point – le cheval de Susan, Pylône, et celui du méchant Chasseur du Cercueil étaient attachés ensemble à l’ombre, baissant de temps à autre la tête vers l’abreuvoir de pierre rose qui flanquait la cour, côté océan.

Que faire maintenant ? Si les cavaliers qui entraient et sortaient en empruntant l’arche (des vaqueros chenus pour la plupart qu’on avait jugés trop vieux pour faire partie de la colonne de Lengyll) ne prêtaient point attention au garçon d’auberge et à son mulet, avec Miguel, ça risquait d’être une autre paire de manches. Le vieux mozo n’avait jamais aimé Sheemie et agissait en tout point comme s’il pensait que ce dernier allait se transformer en voleur à la première occasion ; et si jamais Miguel surprenait le souillon à tout faire de Coraline à rôder dans la cour, il l’en chasserait presque à coup sûr.

Nenni, il le fera point, décida Sheemie en son for intérieur. Pas aujourd’hui, j’peux point le laisser me commander aujourd’hui. J’m’en irai pas même s’il me braille dessus.

Mais si le vieux braillait pour de bon et donnait l’alarme, qu’est-ce qui se passerait ? Le méchant Chasseur du Cercueil accourrait et le tuerait aussi bien. Sheemie en était au point où il voulait bien mourir pour ses amis, mais à condition que ça serve à quelque chose.

Aussi sautillait-il d’un pied sur l’autre, dans le soleil froid, plein d’irrésolution, déplorant de ne pas être plus malin afin de pouvoir élaborer un plan. Une heure s’écoula de la sorte, puis deux. Le temps s’étirait, chaque instant qui passait devenait une épreuve des plus frustrantes. Il sentait lui glisser entre les doigts toutes les occasions d’aider Susan-sai sans savoir quoi faire à ce propos. À un moment donné, il entendit comme un roulement de tonnerre en provenance de l’ouest… même s’il lui parut déplacé qu’il tonne par une belle journée d’automne comme celle-ci.

Il avait quasiment décidé de s’aventurer dans la cour, quoi qu’il arrive – temporairement déserte, il pourrait réussir à la traverser sans encombre et atteindre le corps principal du bâtiment – quand l’homme qu’il redoutait par-dessus tout surgit des écuries en titubant.

Miguel Torres, tout enguirlandé d’amulettes de la Moisson, était en état d’ébriété avancée. Il gagna le milieu de la cour en zigzaguant de côté et d’autre, la bride de son sombrero entortillée dans les plis de son cou décharné, sa longue chevelure blanche au vent. Le devant de sa chibosa était trempé, comme s’il avait essayé de pisser un coup sans se rappeler qu’il fallait d’abord mettre dehors son engin. Il tenait à la main un cruchon de céramique. Il avait l’air farouche et le regard chaviré.

— Qui a fait ça ? s’écria Miguel.

Il leva les yeux vers le ciel d’après-midi où flottait la Lune du Démon. Malgré le peu d’affection que ressentait Sheemie pour le vieillard, il frémit dans son cœur : ça ne portait point bonheur de regarder le vieux Démon en face, si fait.

— Qui a fait une chose pareille ? Je vous demande de me le dire, senor ! Por favor !

S’ensuivit une pause, puis un cri si puissant que Miguel chancela et faillit tomber à la renverse. Il leva ses deux poings, comme s’il voulait extorquer une réponse du visage qui clignait sur la face de la lune, puis les laissa retomber avec lassitude. De la liqueur de maïs déborda par le bec du cruchon et le trempa encore davantage. « Maricón », marmonna-t-il. Il tituba jusqu’au mur d’adobe (manquant s’étaler en heurtant au passage les postérieurs du cheval du méchant Chasseur du Cercueil) auquel, assis par terre, il s’adossa. Après avoir bu copieusement au cruchon, il remonta son sombrero qu’il rabattit sur ses yeux. Le cruchon tremblota au bout de son bras, puis il le reposa, comme si au final il s’était révélé trop pesant. Sheemie attendit que le pouce du vieillard lâche l’anse du cruchon et que sa main vienne s’affaler sur les pavés de la cour. Il allait se précipiter, quand il prit le parti d’attendre encore un petit peu. Miguel était vieux, Miguel était une sale bête et Miguel pourrait bien être un peu ficelle aussi, supposa Sheemie. Beaucoup de gens l’étaient, surtout les sales bêtes.

Il attendit que s’élèvent les ronflements crachouillants de Miguel, puis mena Capi dans la cour, grimaçant au moindre clop des sabots du mulet. Miguel ne broncha pas d’un orteil, cependant. Sheemie attacha Capi à l’extrémité de la barre (il grimaça encore une fois quand Capi poussa un braiment discordant pour saluer les chevaux attachés près de lui), puis traversa en vitesse jusqu’à l’entrée principale qu’il n’avait jamais espéré franchir un jour. Il posa la main sur le gros loquet de fer, regarda derrière lui encore une fois le vieillard assoupi contre le mur, puis ouvrit la porte et entra sur la pointe des pieds.

Il se tint un instant immobile dans le rectangle ensoleillé projeté par la porte ouverte, les épaules remontées jusqu’aux oreilles, s’attendant à tout moment qu’une main le saisisse par la peau du cou (dont les individus dotés d’un méchant naturel semblaient toujours s’emparer sans peine, même si vous rentriez la tête dans les épaules au maximum) ; une voix furieuse s’élèverait ensuite, lui demandant où il comptait aller comme ça.

Le vestibule était désert et silencieux. Sur le mur du fond, une tapisserie montrait des vaqueros rassemblant des chevaux sur l’Aplomb ; on avait posé contre elle une guitare dont une corde était cassée. Le moindre pas de Sheemie se répercutait à tous les échos, si légèrement qu’il posât le pied. Il frissonna. Cet endroit était désormais la maison du crime, un lieu maudit. Peuplé de fantômes, presque à coup sûr.

Et pourtant Susan se trouvait ici. Quelque part.

Il franchit les doubles portes à l’autre extrémité du vestibule et entra dans la salle de réception. Sous son haut plafond, le bruit de ses pas résonna plus fort que jamais. Des Maires morts depuis longtemps le toisaient du haut des murs ; tandis qu’il avançait, la plupart semblaient le suivre de leurs yeux effrayants, le désignant comme intrus. Il avait beau savoir que ces yeux-là étaient peints, n’empêche…

L’un des portraits en particulier le mettait mal à l’aise : celui d’un gros homme aux cheveux roux clairsemés, à la gueule de bouledogue et avec un éclair de méchanceté dans l’œil, tout prêt à demander à un garçon d’auberge demeuré ce qu’il faisait dans le Grand Hall de la Maison du Maire.

— Arrête de me regarder comme ça, gros fils de pute, chuchota Sheemie, qui respira un petit peu mieux. Momentanément, du moins.

Puis vint le tour de la salle à manger, déserte elle aussi, avec ses longues tables à tréteaux poussées contre le mur. Il y avait des restes de repas sur l’une d’elles – un plat unique de volaille froide et du pain en tranches, plus une chope d’ale à moitié pleine. La vision de ces reliefs sur une table qui avait connu nombre de fêtes et autres festins – qui aurait dû en connaître une de plus, le jour même – rappela à Sheemie l’énormité de ce qui s’était passé. Et la tristesse qui allait avec. Les choses avaient changé à Hambry, probable qu’elles ne seraient plus jamais comme avant.

Ces pensées peu réjouissantes ne l’empêchèrent pas de s’empiffrer de poulet et de pain ni de les aider à descendre avec l’aie qui restait dans la chope. Il venait de connaître un long jour de jeûne.

Il rota et, se couvrant la bouche de ses deux mains sales, lança des coups d’œil furtifs et coupables dans tous les coins et recoins. Puis continua son exploration.

La porte au fond de la pièce avait le loquet mis, mais n’était pas verrouillée. Sheemie l’ouvrit et passa la tête dans le corridor qui longeait la Maison du Maire dans sa totalité. Aussi large qu’une avenue, il était éclairé au gaz par des chandeliers. Il était désert – du moins pour le moment – mais Sheemie entendait des chuchotements en provenance d’autres pièces, d’autres étages aussi, peut-être. Il supposa que c’étaient les voix des femmes de chambre et d’autres domestiques qui se trouvaient par là, cet après-midi. Mais ces voix ne lui en paraissaient pas moins fantomatiques. L’une d’elles était peut-être celle du Maire Thorin, hantant le couloir qu’il avait sous les yeux (ah si seulement Sheemie avait pu le voir… tout en étant ravi de ne pas pouvoir). Thorin le Maire, errant et s’interrogeant sur ce qu’il lui était arrivé, sur ce que pouvait bien être cette matière froide et gélatineuse qui trempait sa chemise de nuit, et qui…

Une main agrippa Sheemie par le bras, juste au-dessus du coude. Il faillit glapir de frayeur.

— Non ! chuchota une voix de femme. Au nom de ton père !

Sheemie se débrouilla pour ravaler son cri. Puis se retourna : devant lui, vêtue d’un jean et d’une simple chemise de ranchero à carreaux, les cheveux tirés sur la nuque, son visage pâle arborant un air décidé, ses yeux noirs étincelants, se tenait la veuve du Maire.

— S… S… Sai Thorin… je… je… je…

Il ne trouvait rien d’autre à dire. Maintenant, elle va appeler le guet, s’il reste encore des gardes, se dit-il. En un sens, il serait soulagé.

— Tu es venu chercher la fille ? La fille Delgado ?

Le chagrin avait profité à Olive, de terrible façon – il lui avait donné une mine moins replète, étrangement rajeunie. Ses yeux noirs ne lâchaient point ceux de Sheemie, lui interdisant tout faux-fuyant mensonger. Ce dernier opina.

— Bien. Alors tu peux m’aider, mon garçon. Elle est en bas, dans la resserre, sous bonne garde.

Sheemie, bouche bée, n’en croyait pas ses oreilles.

— Penses-tu que je crois qu’elle a quoi que ce soit à voir avec le meurtre de Hart ? demanda Olive, comme si Sheemie avait soulevé une objection. « J’ai beau être grosse et plus aussi rapide sur mes cannes, je ne suis point complètement idiote. Front de Mer n’est point un endroit sûr pour sai Delgado en ce moment… trop de monde en ville sait qu’elle s’y trouve. »

 

 

 

 

 

5

 

« Roland »

Il ré-entendrait cette voix dans bien des mauvais rêves, le reste de ses jours, sans jamais se souvenir tout à fait de ce dont il vient de rêver, sachant seulement que les rêves l’abandonnent en lui laissant le sentiment d’être malade… de marcher sans trêve, de remettre d’aplomb des tableaux dans des pièces où l’amour n’a pas droit de cité, d’écouter l’appel du muezzin sur les places de villes lointaines.

« Roland de Gilead »

Cette voix, qu’il reconnaît presque ; une voix si proche de la sienne qu’un psychiatre du quand et du où de Jake et de Susannah dirait que c’est sa voix, la voix de son inconscient, mais Roland en sait plus long ; Roland sait que les voix qui ressemblent le plus à la nôtre quand elles parlent dans nos têtes sont souvent celles des étrangers les plus terribles, des plus dangereux des intrus.

« Roland, fils de Steven »

Le cristal l’a d’abord emmené à Hambry, à la Maison du Maire, et au moment où il veut voir davantage de ce qui s’y passe, il l’a entraîné plus loin – l’a appelé plus loin de cette voix étrangement familière et il a dû obtempérer. Il n’a pas le choix parce qu’à l’opposé de Rhéa ou de Jonas, il ne regarde pas le cristal et les créatures qui s’y expriment sans paroles ; lui est à l’intérieur du cristal, il fait partie intégrante de sa tornade rose perpétuelle.

« Viens, Roland. Vois, Roland »

Et d’abord la tornade le soulève, puis l’emporte. Il survole l’Aplomb, s’élevant encore et encore à travers des courants d’air tiède, puis froid ; il n’est pas seul dans cet ouragan rose qui l’entraîne vers l’ouest, le long du Sentier du Rayon. Sheb le dépasse, son chapeau enfoncé sur la nuque, chantant « Hey Jude » à pleins poumons tandis que ses doigts tachés de nicotine pianotent les touches d’un clavier invisible… transporté par la chanson, Sheb ne paraît pas s’apercevoir que la tempête lui a arraché son instrument.

« Viens, Roland »

dit la voix – la voix du maelström, la voix du cristal – et Roland lui obéit. Le Gai Luron vole près de lui, ses yeux de verre lançant des éclairs roses. Un individu maigrichon en salopette de fermier le dépasse en volant, ses longs cheveux roux flottant derrière lui. « Longue vie à toi et à tes récoltes » – ou quelque chose d’approchant – dit-il avant de disparaître. Puis vient le tour d’un fauteuil en ferraille, muni de roues, qui tourbillonne comme un moulin à vent des plus insolites (et qui aux yeux de Roland a tout d’un instrument de torture) et le Pistolero adolescent pense à la Dame d’Ombres sans savoir ni pourquoi ni ce que ça signifie.

Maintenant la tornade rose lui fait franchir des montagnes désolées, puis planer au-dessus d’un delta fertile et vert, où un large fleuve insinue ses méandres et ses bras morts comme une veine, et qui reflète un ciel bleu et calme qui vire au rose églantine au passage de la tempête. Devant lui, Roland aperçoit une colonne de ténèbres qui se dresse précipitamment et son cœur défaille, c’est pourtant là que la tornade rose l’emmène et qu’il doit se rendre.

Je veux en sortir, pense-t-il, mais il n’est pas bête à ce point, il connaît la vérité : il se peut qu’il n’en sorte jamais. Le cristal du magicien l’a englouti corps et biens. Il risque de demeurer embourbé dans son œil du cyclone pour toujours.

Je me frayerai une issue à coups de feu, s’il le faut, songe-t-il, mais non – il n’a pas de revolvers. Il est nu dans la tornade, précipité cul le premier vers cette contagion bleu-noir si virulente, qui a enseveli tout le paysage sous elle.

Cependant il entend chanter.

Faiblement, mais magnifiquement – des accords doux et harmonieux qui le font frissonner et penser à Susan : oiseau et ours, lièvre et poisson.

Soudain, le mulet de Sheemie (Caprichoso, quel beau nom, songe Roland) le dépasse en galopant dans les airs, les yeux aussi brillants que deux sourdfeux dans le lumbre fuego de la tornade.

À sa suite, coiffée d’une sombrera, à califourchon sur un balai enguirlandé d’amulettes de la Moisson flottant à tout va, vient Rhéa du Cöos. « Je t’aurai, mon joli ! » hurle-t-elle au mulet volant. Puis, rire caquetant au vent, elle est déjà loin, zim boum hue !

Roland plonge dans le noir et a soudain le souffle coupé. Le monde qui l’entoure n’est plus que ténèbres délétères ; l’air semble ramper sur sa peau comme une portée de poux. Il est ballotté çà et là, boxé par des poings invisibles, puis précipité tête la première si violemment qu’il craint de se fracasser sur le sol : ainsi chut Lord Perth.

Des champs à l’abandon et des villages déserts sortent de la pénombre montant à sa rencontre ; il voit des arbres foudroyés qui ne donneront plus jamais d’ombrage – mais, à quoi bon, tout est ombre par ici, tout est mort par ici, on est aux confins du Monde Ultime, où certain jour sombre, il touchera. Et où tout est mort.

« Voici Tonnefoudre, pistolero »

— Tonnefoudre, répète-t-il.

Ici se trouvent les non-respirants ; les blanches figures.

— Les non-respirants. Les blanches figures.

Oui. De quelque façon, il sait tout cela… C’est ici l’endroit des soldats massacrés, au heaume fendu, à la hallebarde couverte de rouille ; c’est d’ici que proviennent les guerriers au visage pâle. C’est Tonnefoudre, ou les aiguilles des horloges tournent à l’envers et où les cimetières vomissent leurs morts.

Devant lui, il y a un arbre pareil à une main griffue, prête à agripper ; sur sa plus haute branche, on a empalé un bafou-bafouilleux. Il devrait être mort, mais à l’instant où passe la tornade rose qui emporte Roland, il lève la tête et regarde le Pistolero avec une douleur et une lassitude inexprimables. « Ote ! » crie-t-il avant de disparaître à son tour et de sombrer dans l’oubli pour de nombreuses années.

« Regarde devant toi, Roland, et vois ton destin »

Tout à coup, Roland reconnaît cette voix – c’est celle de la Tortue.

Il aperçoit alors une brillante lueur bleu et or qui perce l’obscurité sale de Tonnefoudre. À peine a-t-il eu le temps d’enregistrer cette vision que le voilà qui brise les ténèbres et entre dans la lumière comme s’il sortait d’une coquille d’œuf, comme une créature qui naît enfin.

« Lumière ! Que la lumière soit ! »

s’écrie la voix de la Tortue et Roland doit se mettre les mains devant les yeux et regarder à la dérobée entre ses doigts pour éviter d’être aveuglé. En dessous de lui, se déploie un champ de sang – ou du moins le pense-t-il alors, en gamin de quatorze ans qui vient de tuer pour la première fois, ce jour-là. C’est le sang qui a coulé de Tonnefoudre et menace de submerger notre côté du monde, se dit-il, et ce ne sera pas avant d’innombrables années qu’il redécouvrira le temps passé à l’intérieur du cristal, qu’il fera le rapprochement entre son souvenir et le rêve d’Eddie et qu’il confiera à ses compadres assis près de lui sur la bande d’arrêt d’urgence d’une autoroute à péage, à la fin de la nuit, qu’il avait tout faux, que la luminosité intense, succédant si vite aux ombres de Tonnefoudre, l’avait trompé. « Ce n’était pas du sang, mais des roses », précisera-t-il à Eddie, Susannah et Jake.

« Regarde un peu par là, pistolero »

Oui, la voilà, pilier poudreux d’un gris noirâtre se dressant à l’horizon : la Tour Sombre, le point où tous les Rayons, toutes les lignes de force convergent. À chacune de ses fenêtres spiralées, il distingue les éclats intermittents d’un feu bleu électrique et entend les cris de ceux qui y sont enfermés ; il ressent à la fois le pouvoir de cet endroit et son anomalie fondamentale ; il ressent comment la Tour propage cette anomalie qui contamine tout, amollissant ce qui sépare les mondes, il ressent combien son potentiel malfaisant s’accroît et devient plus fort, même si la maladie affaiblit sa vérité et sa cohérence, comme un corps affligé d’un cancer ; cet éperon de pierre gris fer est le plus grand mystère du monde, son ultime et terrible énigme.

C’est la Tour, la Tour Sombre s’élevant jusqu’au ciel et alors que Roland se précipite vers elle porté par la tornade rose, il songe : j’entrerai en toi, moi et mes amis, nous entrerons, si le ka le veut ainsi ; nous entrerons et vaincrons cette anomalie qui est en toi. Cela prendra peut-être des années encore, mais je jure par l’oiseau, l’ours, le lièvre et le poisson, par tout ce que j’aime d’amour que…

Mais alors le ciel s’emplit de nuages effilochés qui s’échappent à gros bouillons de Tonnefoudre et le monde commence à s’assombrir ; la lumière bleue aux fenêtres étagées de la Tour brille comme les yeux de la folie et Roland entend s’élever par milliers cris et lamentations.

« Tu tueras tout ce que tu aimes »

dit la voix de la Tortue, et maintenant, cette voix est la dureté et la cruauté mêmes.

« et cependant la Tour te restera obstinément close »

Le Pistolero reprend tout son souffle et rameute toutes ses forces ; quand il crie sa réponse à la Tortue, il le fait au nom de toutes les générations de son propre sang : NON ! ELLE NE ME RÉSISTERA PAS ! QUAND JE PARVIENDRAI ICI EN CHAIR ET EN OS, ELLE NE ME RÉSISTERA PAS ! JE LE JURE SUR LE NOM DE MON PÈRE, ELLE NE ME RÉSISTERA PAS !

« Soit. Alors, Meurs ! »

dit la voix et Roland, projeté vers le flanc gris noirâtre de la Tour, est sur le point de s’y écraser comme un insecte contre un rocher. Mais juste avant que cela ne se produise…

 

 

6

 

Cuthbert et Alain observaient Roland avec une inquiétude grandissante. Il avait levé le fragment de l’Arc-en-Ciel de Maerlyn à hauteur de son visage, le tenant dans ses mains jointes comme une coupe précieuse avant de porter un toast lors d’une cérémonie. Le sac gisait, tout froissé, au pied de ses bottes poussiéreuses ; les joues et le front de Roland étaient baignés d’une lueur rose qui ne disait rien qui vaille à ses deux compagnons. Elle paraissait vivante et affamée, qui plus est.

La même idée traversa leurs esprits comme s’ils ne faisaient plus qu’un : je ne vois plus ses yeux. Où sont-ils ?

— Roland ? répéta Cuthbert. Si nous devons atteindre la Roche Suspendue avant qu’ils ne se soient préparés à nous y recevoir, il faut que tu mettes cette chose de côté.

Roland ne faisait pas mine de vouloir laisser là le cristal. Il marmonna entre ses dents ; plus tard, quand Cuthbert et Alain eurent l’occasion de comparer leurs notes, ils tombèrent d’accord que Roland avait murmuré tonnefoudre.

— Roland ? s’enquit Alain, qui s’avança. Avec le même excès de précautions qu’un chirurgien introduisant un scalpel dans le corps d’un patient, il interposa sa main droite entre l’arrondi du cristal et le visage penché et scrutateur de Roland. Aucune réaction. Alain recula et se tourna vers Cuthbert.

— Tu peux l’atteindre avec le shining ? demanda Bert.

Alain secoua la tête.

— Pas du tout. On dirait qu’il s’est absenté très loin.

— Il faut qu’on le réveille.

La voix de Cuthbert, sèche comme de l’amadou, tremblait légèrement sur les bords.

— Vannay nous a enseigné que, si l’on tire trop brutalement quelqu’un d’une profonde transe hypnotique, il peut devenir fou, dit Alain. Tu te rappelles ? Je ne sais pas si je vais oser…

Roland s’ébroua. Les orbites roses où ses yeux n’étaient plus visibles parurent s’agrandir encore. Sa bouche se ferma en un pli de détermination farouche que tous deux connaissaient bien.

— Non ! Elle ne me résistera pas ! cria-t-il d’une voix qui donna la chair de poule aux deux autres garçons ; ce n’était absolument pas la voix de Roland, du moins pas du Roland du moment ; c’était la voix d’un homme fait.

— Non, fit Alain, beaucoup plus tard, alors que Roland dormait et qu’avec Cuthbert, ils veillaient devant le feu de camp. C’était la voix d’un roi.

Pour le moment, cependant, tous deux contemplaient, paralysés de frayeur, leur ami qui tonitruait, l’air absent.

— Quand je parviendrai ici en chair et en os, elle ne me résistera pas ! Je le jure sur le nom de mon père, ELLE NE ME RÉSISTERA PAS !

Puis le visage de Roland coloré d’un rose surnaturel se décomposa, tel celui d’un homme confronté à quelque horreur inimaginable, et Cuthbert et Alain se précipitèrent vers lui. Il n’était désormais plus question de risquer de lui nuire en tentant de le sauver ; s’ils ne faisaient rien, le cristal allait le tuer sous leurs yeux.

Dans la cour du Bar K, c’était Cuthbert qui avait cogné Roland ; cette fois, ce fut à Alain qu’échut cet honneur, gratifiant le Pistolero d’un direct du droit en plein front plutôt rude. Roland tomba à la renverse, le cristal lui glissa des mains et l’épouvantable lueur rose se retira de ses traits. Cuthbert se chargea de lui et Alain, du cristal. Le bizarre scintillement rose de la chose eut beau persister lourdement, lui puisant au visage et aux yeux, cherchant à attirer son mental, Alain ne l’en fourra pas moins avec résolution dans le sac sans le fixer… et, à l’instant où il en tirait le cordon d’un coup sec, l’enfermant bien serré, il entrevit la lumière rose s’éteindre dans un dernier clignement, comme si le cristal savait qu’il avait perdu. Cette manche, du moins.

Alain se retourna et fit la grimace à la vue de la bosse qui décorait le front de Roland.

— Il est…

— Sonné pour de bon, acheva Cuthbert.

— Vaudrait mieux qu’il tarde pas trop à revenir à lui.

Cuthbert le regarda d’un air grave, d’où toute trace de sa jovialité habituelle était absente.

— Oui, fit-il. Tu l’as dit.

 

 

Magie et Cristal
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